Tu aimeras ton prochain... même s'il est étranger ?
L’étranger fait peur : sa différence remet en cause l’intégrité du groupe d’accueil, en questionnant les fondements de son unité. On voit cette peur à l’œuvre de bien des manières aujourd’hui en Europe, avec des discours xénophobes, des politiques qui restreignent les conditions d’accès légal aux pays européens. On la voit aussi à l’œuvre dans certains textes bibliques : de nombreux commandements interdisent de se mélanger avec les populations étrangères, que ce soit en terre promise ou ailleurs. C’est ainsi qu’il est interdit par exemple de prendre femme hors du peuple hébreu (Dt 7,3-4), d’adorer des dieux étrangers en plus du Dieu d’Israël, ou de consommer des repas ne respectant pas les règles de la kashrout (ce qui revient à dire qu’il est interdit de partager un repas préparé par un non juif). Tout un courant de textes bibliques invite ainsi le peuple hébreu à cultiver sa différence, sa distance, d’avec les peuples qui l’entourent, parfois dans des termes extrêmement durs (« Heureux ceux qui saisiront les enfants de Babylone pour les écraser contre le rocher » nous dit ainsi le psaume 137 !). Sur la base de ces textes, il serait possible de justifier une politique de fermeture des frontières, d’expulsion des étrangers (qu’ils aient des papiers en règle ou non), et même d’extermination…
Et pourtant… on trouve aussi dans la Bible le commandement d’amour de l’étranger : “L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte. Je suis Yahvé votre Dieu.” (Lv 19,34). On y lit le récit de l’accueil qui est fait aux frères de Joseph en Égypte, des histoires d’exilés qui réussissent dans leurs pays d’accueil (Joseph en Égypte, Esther en Perse), de personnes poussées par Dieu à quitter leur pays pour arpenter des chemins inconnus et inattendus (Abraham parcourant le Proche-Orient et se réfugiant en Égypte pour échapper à la famine ; Moïse, élevé par les égyptiens, épousant une femme étrangère avant de guider le peuple hébreu hors d’Égypte au nom de YHWH ; Noémie se réfugiant en Moab – terre honnie – pour échapper à la famine avant de revenir chez elle accompagnée de Ruth la moabite qui sera la grand-mère de David). Et bien sûr le fameux verset de Paul “il n’y a plus ni juif ni grec” Sur la base des ces textes, on pourrait justifier une politique d’ouverture des frontières, d’accueil des étrangers, de mise en valeur des richesses de tous ordres qu’ils apportent à leur pays d’accueil, semblable à ces lumières du Moyen-âge en Andalousie, au 12ème siècle, quand Maïmonide, Averroès et leurs héritiers chrétiens collaboraient pour le plus grand bénéfice de la pensée humaine.
Alors que conclure ? Peut-être d’abord que lire la Bible exige une herméneutique, c’est-à-dire une réflexion sur l’interprétation que nous voulons lui appliquer, ainsi que de la remise en contexte. On ne lit pas la Bible pour y trouver une recette éthique ou politique toute faite. Elle nous pose des questions, nous interpelle, nous déplace, mais ne nous donne pas de solutions clés en mains. Ensuite que lire la Bible exige une clé d’interprétation : comme on ne peut pas tenir tous ces textes contradictoires ensemble au pied de la lettre, il faut chercher ce qui – ici et maintenant, et de manière consciente et réfléchie – justifie de lire tel texte à la lumière de tel autre qui prime. Par exemple : si je décide que le commandement d’amour de l’étranger prime, je peux décider de lire les textes qui invitent à la guerre sainte comme une invitation à laisser Dieu combattre ce qui en moi s’oppose à lui plutôt que comme une invitation à exterminer les étrangers du pays.
Enfin, quand même, que si l’Ancien Testament (peut) refléter notre ambiguïté face à l’étranger, le Nouveau Testament renverse la question : il ne s’agit pas tant de savoir s’il faut ou non accueillir l’étranger que de savoir comment aller à la rencontre de l’autre, en soi d’abord, à l’extérieur ensuite, pour vivre ensemble quelque chose qui est de l’ordre du Christ. Les circonstances historiques ont poussé les premiers chrétiens à sortir d’Israël, à s’ouvrir aux peuples étrangers pour les accueillir, pour vivre ensemble l’appel du Christ. L’altérité est présentée comme féconde dès les récits de naissance de Jésus, avec la présence de femmes étrangères dans les généalogies de Jésus, la fuite en Égypte. L’incarnation du Messie a lieu dans une famille métissée, au sein d’un peuple qui a connu l’exil, la déportation, qui n’a survécu que grâce à l’accueil reçu malgré tout. Le Messie lui-même est fécondé (si l’on ose dire) par sa confrontation avec une femme cananéenne qui l’ouvre à tout un pan de sa mission qu’il avait jusque-là laissé de côté. Cela devrait inciter à l’accueil et à l’ouverture, qu’en pensez-vous ?