Tout est grâce ?

Que signifie la grâce, qui fait partie de notre bagage spirituel ? De quoi parle-t-on dès qu’on dit « grâce » ?

Est-ce « faire grâce » comme un suzerain accorde sa clémence en suspendant une condamnation déjà énoncée ? Ou « sauvé.e par la grâce seule (sola gratia) », comme la foi protestante l’affirme, en frappant de nullité toute tentative humaine (les œuvres, les mérites) de s’accorder les bonnes grâces de Dieu ? Ou encore « il existe une grâce qui coûte », comme l’a vécu D. Bonhoeffer, dans la fidélité à suivre le Christ, en affrontant les dominations de ce monde, jusqu’à donner sa propre vie.

A un niveau individuel, si je pense que tout me vient de la grâce de Dieu, ne lui suis-je pas redevable à l’infini ? Ou, au contraire, puis-je agir n’importe comment, dans mon propre intérêt, puisque Dieu toujours me fera grâce ? Entre ces deux écueils contradictoires – u e dette infinie ou un don sans limites – comment puis-je saisir cette réalité « anti-naturelle » du don que Dieu me fait par grâce, sans contrepartie, en vertu de sa volonté souveraine ? Puis-je me comprendre au travers de cette grâce offerte par Dieu ? ou est-il préférable de ne pas m’y aventurer, car cela pourrait m’entraîner trop loin ? Bref, y a-t-il un « bon usage » de la grâce ?

Jean-Daniel Causse montre que dans les Évangiles et chez Paul, la grâce apparaît comme quelque chose de déroutant, de démesuré ou d’excessif. Si les paraboles et les récits de guérison racontent l’irruption de ce Royaume « hors normes », non nécessaire, immérité et « en excès » (cf paraboles du semeur, des ouvriers de la dernière heure, du fils prodigue ; le récit de la femme adultère…), Paul déclare dans Romains 5, 20 que la grâce est surabondance, c’est-à-dire démesure, part non mesurable selon les paramètres humains. La surabondance traduit le fait que la grâce donnée ne prive de rien le donataire (Dieu) et qu’elle ne se comptabilise jamais, comme une addition ou un produit à posséder pour celles et ceux qui en bénéficient. Si elle est vitale, la grâce ne fait donc pas partie de l’utile ni du quantifiable et se révèle à l’humain hors de la logique économique ou juridique. Elle agit même dans un registre paradoxal : en effet, la grâce intervient en libérant le sujet de son assignation, lui permettant de ne pas se confondre avec ce qui le représente.

Cette part non quantifiable de Dieu pour nous et pour notre monde est la clé de la liberté, comme force de libération de tous les conditionnements et toutes les fatalités, qui obturent si souvent nos existences individuelles, sociales et historiques. Ainsi, la grâce ne donne pas sens à notre vie ; elle en est plutôt la condition ou la source, sur lesquelles nous n’avons pas de prise, mais qui en garantissent les ouvertures sur des sens toujours possibles. La grâce permet notre à-venir.

En regardant les étymologies grecques, résonne aussi cette filiation vivante, qui va de la grâce de Dieu comme charis, matrice infinie de la puissance divine vivifiante, engendrant des charismata, charismes, dons, issus de l’inhabitation de l’Esprit Saint en chacun.e, faisant vivre les communautés, dont la signature est la chara, la joie, telle une louange rendue à Dieu et fécondant le monde.

Si dans cette boucle vertueuse, je peux entendre que tout est grâce, il ne demeure pas moins que la grâce qui coûte peut surgir dans nos existences, face à l’irruption du mal et aux dérives des pouvoirs humains. D. Bonhoeffer, le matin de sa pendaison par le régime nazi dans la prison de Flossenbürg, a confié à son co-détenu : « C’est la fin – pour moi, le commencement de la vie ».