Laisser faire les personnes, laisser passer les capitaux ?

La liberté de circulation, de l’émigration sans frein, était présentée au XVIII° siècle comme une loi de la nature. Chacun, circulant librement, allant où le portait ses intérêts individuels, s’établissant où il voulait, plaçant ses capitaux, ses connaissances, ses compétences et son avoir dans les secteurs et les pays de son choix, contribuait sans le vouloir à l’intérêt général. C’est douteux si l’on en croit les récents événements en Europe. Aujourd’hui, chacun des pays membres tente vainement de limiter l’immigration. Vainement, car, comme le résume Yves Petignat dans une chronique du Temps (21 septembre 2024) : «Aucune forteresse n’a jamais empêché ni les armées ni les gens de passer.»

Les justifications théoriques de la libre circulation ne manquent certes pas. Mais la théorie ne fait pas le poids face à ses limites pratiques, anthropologiques et même théologiques.

J’aimerais vivre en Théorie, car en Théorie il n’y a pas de problème

La théorie est fascinante, et sa cohérence soutient une générosité sans limite. Elle sous-tend tous les accords de   Libre-échange. Le marché et la concurrence y jouent le rôle de la Providence : chacun, ne cherchant que son intérêt   individuel, se spécialise dans ce qu’il peut le mieux faire et contribue ainsi, sans le vouloir, à l’intérêt général   confondu avec la productivité globale de la planète engendrée par la division internationale du travail.
 
Ce calcul rationnel des économistes oublie que l’activité humaine n’a jamais pour seul objectif la productivité   économique. De plus, elle s’inscrit toujours dans des réglementations publiques édictées pour soutenir telle politique   sociale ou militaire qui n’ont rien à voir avec le calcul des économistes. Même sur le plan strictement économique, ce   calcul ne tient aucun compte de la façon dont sera réparti le surplus de richesses annoncé par la théorie.

Enjeux pour l’être humain

La dimension anthropologique et humanitaire disparaît derrière la liberté du commerce et de l’industrie coulée dans cette logique individuelle. Car la liberté de circulation des personnes et des capitaux rabaisse toutes les motivations humaines au plaisir individuel de consommer ou d’accumuler des richesses économiques. Bien des décisions économiques ‘irrationnelles’ se justifient cependant pleinement lorsque l’on comprend que ce qui est visé n’est pas l’accumulation des richesses, mais aussi la sécurité individuelle et collective, la solidarité sans arrière-pensée, le besoin de se montrer, le loisir de contempler, de philosopher ou de prier, le pouvoir, le désir de chercher et de comprendre.

Plus essentiel encore est l’enjeu théologico-politique. L’individu s’inscrit toujours dans une solidarité de groupe dont il faut circonscrire le domaine. Les objectifs affichés, le plaisir individuel, le pouvoir ou la reconnaissance, occultent les contradictions sociopolitiques inhérentes à toute vie humaine, contradictions d’où émerge la conscience, contradictions
entre les solidarités multiples : famille, équipe de travail, région, pays, ce qui biaise même les relations économiques internationales.

Au cœur du problème, la liberté de circulation des personnes et des capitaux, posée comme un principe absolu, met hors-jeux l’hospitalité, avec ce qu’elle suppose de gratuité. Cette liberté étouffe alors la conscience humaine, et rejette la Grâce dans l’univers fumeux des abstractions inessentielles ; alors que – l’expérience de l’incarnation en témoigne – la Grâce surgit toujours dans la conscience chahutée par les contradictions de toute vie en société.