« Ne cherche pas à savoir quel crime a commis l’homme qui dort si profondément sous le champ des étoiles. De crime il n’y eut pas. L’innocence est sa sœur, grande poitrine bleue qui bat au cœur du temps. »

« Mais monsieur, le péché, ça n’existe pas ! » Cette affirmation, lancée par un aumônier (ne le cherchez pas, il ne travaille plus pour l’EPG !) en réponse à la question angoissée d’un patient a été pour lui une véritable planche de salut. « Elle m’a dit ça dans un grand sourire, et ça m’a sauvé, vraiment », en dira cet homme quelques années plus tard, qui raconte  « je ne suis pas pratiquant, mais j’étais hanté par cette question : cette longue série d’épreuves, cette souffrance, cette maladie qui m’amenait aux portes de la mort étaient-elles la punition pour mes péchés ? J’allais tellement mal que j’étais prêt à l’accepter, et à me laisser mourir. Elle m’a parlé d’un avant la résurrection de Jésus-Christ et d’un après. Un avant où les hommes projetaient sur Dieu leur logique toute humaine, et un après à partir duquel le monde entier sait que chaque être est aimé de Dieu bien au-delà de ce qu’il fait ou ne fait pas. Aimé d’un amour plus fort que tout, que rien ne peut détruire… Je n’avais encore jamais pleuré comme j’ai pleuré ce jour-là. De reconnaissance et de joie. »

Qu’il soit dit originel, véniel ou mortel, collectif ou individuel, au singulier ou au pluriel, le péché est une invention aussi délicate que polymorphe. Le péché se rencontre en effet pensé soit comme un état constitutionnel, un résultat d’une désobéissance, une souillure, soit comme une faute dite morale ou une faute devant Dieu seul, un manquement, une erreur coupable (consciente ou non) ou bien encore comme une révolte, une désobéissance à la prétendue « volonté de Dieu ». Nous devons aux stoïciens de le retrouver très vite lié au sexe ou aux « passions » de l’homme, à son manque de « vertus ». Il est pensé aussi comme une force personnifiée, la cause de tout ce que l’on peut faire de mal , mais aussi comme le signe même de l’impuissance de l’homme, le fait de rater sa cible (selon l’une des traductions possibles du terme hébreu ancien).

Que peut-on en dire aujourd’hui ? Le premier constat que l’on peut poser, et qui surprend souvent, c’est que le péché peut n’avoir aucun rapport avec mal que l’on fait, pas plus qu’avec celui que l’on subit. Le mot « péché » apparaît pour la première fois dans le livre de la Genèse – non pas à propos d’Adam et Eve et de leur refus d’autonomie – mais pour mettre en garde Caïn, avant qu’il ne commette le meurtre de son frère : « le Seigneur ne porta pas un regard favorable sur Caïn ni sur son offrande. Caïn fut très fâché, et se renfrogna. Le Seigneur dit à Caïn : pourquoi es-tu fâché ? Pourquoi es-tu renfrogné ? Si tu agis bien, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n’agis pas bien, le péché est tapi à ta porte, et son désir se porte vers toi ; à toi de le dominer ! »

Le deuxième constat, c’est que toute définition que l’on fait du péché est relative. En effet, elle dépend tout autant de l’époque, du lieu, et de la tradition religieuse dans laquelle nous sommes nés que de notre histoire collective, de notre anthropologie et de notre psychologie, n’en déplaise à certains. Mais elle dépend surtout, pour les protestants que nous sommes, des textes bibliques auxquels nous choisissons de faire référence. Mais là encore, pas d’absolu : c’est l’interprétation que nous en faisons qui va se montrer déterminante.

Le dictionnaire critique de théologie est édifiant en cela : l’apôtre Paul et ses diatribes enflammées sur le péché y sont cités en première ligne, avant la bonne nouvelle de Jésus de Nazareth … qui se révèle ne pas être une si bonne nouvelle que cela dans le contexte de l’herméneutique des auteurs de l’article « péché »4. Pourtant, de toutes les paroles que Jésus prononce à propos du péché, bien malin qui pourra prétendre en déduire une définition unique et définitive. On peut tout au plus y voir que Jésus ne retient pas la notion de péché collectif, qu’il n’en donne jamais d’explication, qu’il le donne à voir comme une relation rompue entre l’humain et Dieu, toujours du fait de l’humain. Et surtout, Jésus lie toujours le péché au pardon : Jésus ne demande jamais à personne de se repentir avant de le « guérir de ses péchés ». Le troisième constat enfin est qu’il demeure une vraie résistance à penser la grâce dans toute son ampleur. Certaines positions pourtant dites chrétiennes se rapprochent ainsi étrangement du dogme du karma (dans l’hindouisme et dans le bouddhisme), qui fait de l’humain un être dont la destinée est déterminée par ses actions passées et présentes. La vraie bonne nouvelle en Jésus-Christ, n’est-elle pas pourtant que c’est l’amour de Dieu qui détermine tant les êtres humains que nous sommes que leur destinée ultime ? Que notre dignité est irréfragable par Jésus-Christ et en lui ? Ou bien y aurait-il une volonté de l’humain, liée à la liberté qui lui est laissée par Dieu, qui serait ultimement plus forte que son amour ?

La manière que nous avons de penser le péché nous éclaire ainsi sur la façon dont nous prenons au sérieux la grâce de Dieu révélée en Jésus-Christ, sur la manière dont nous prenons au sérieux l’amour véritablement inconditionnel de Dieu pour chaque être. Elle est un indicateur sur la profondeur de notre confiance, entendez de notre foi, dans le don de la Vie éclaboussée de lumière qui a surgi, un certain matin de Pâques.

Le protestantisme a cette richesse de ne pas être contraint par une dogmatique figée dans un catéchisme dont la mise à jour est réservée à une congrégation doctrinale. C’est parfois sa faiblesse, mais sans doute aussi sa force, en cela que chacun se trouve convoqué à approfondir ses questions, à trouver ses propres réponses, sans avoir fait auparavant 15 ans de séminaire théologique. Dans un camp biblique dont le thème était « Jésus, qui es-tu ? » un enfant de 12 ans a formulé ainsi sa propre réponse : « le péché, c’est quand on n’arrive pas à aimer. Mais c’est pas grave, parce que Jésus, lui, il aime tout le monde »

Et pour vous le péché, c’est quoi ?