La mort de Jésus sur la croix a été pour tous ceux qui avaient mis leur confiance en lui une immense déception – qu’expriment par exemple les disciples d’Emmaüs (Lc 24,21) – et une source d’incompréhension. L’apôtre Paul emploie même le terme de « scandale » : comment celui qui était l’envoyé de Dieu, qui parlait et agissait en son nom a-t-il pu être condamné et mis à mort sans même que Dieu intervienne ? Or une des plus anciennes formules chrétiennes pour rendre compte de la signification de cette mort consiste à dire : « Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures » (1 Co 15,3). En précisant que cette mort a eu lieu « selon les Ecritures », elle nous avertit que cette mort n’est pas un malheureux accident, mais qu’elle correspond à la volonté de Dieu : à travers elle Dieu accomplit quelque chose en notre faveur. Difficile à comprendre et entendre !

Pour donner un sens à cette mort incompréhensible, les premiers chrétiens se sont spontanément référés aux représentations religieuses et aux pratiques liturgiques qui leur étaient familières. C’est ainsi qu’il ont pu mettre en relation la mort de Jésus et le sacrifice d’expiation, au cours duquel le sang d’un animal sacrifié était appliqué sur l’autel, pour signifier le pardon de Dieu. Le sang, en effet, étant à la fois un symbole de mort et de vie, le fait qu’il soit versé et consacré pouvait signifier que Dieu rend la vie au pécheur, par delà la mort provoquée par son péché. Dans la tradition chrétienne, notamment protestante, ces représentations vont être traduites en termes juridiques : la mort de Jésus nous apporte le pardon parce qu’il a pris sur lui la punition que nous méritions. Il a subi à notre place la peine qui nous était destinée et par là, selon une formule fréquente, il a apaisé la colère de Dieu.

Or cette conception est inacceptable, et cela pour deux raisons fondamentales. Tout d’abord elle laisse penser que Dieu met des conditions au pardon et que le pardon ne peut être accordé sans l’exécution préalable d’une peine. D’autre part, elle suppose que Jésus est venu pour mourir, que le but essentiel de son ministère a été de subir la crucifixion. Or Jésus n’est pas venu pour mourir, mais pour annoncer le règne de Dieu, et pour démontrer que ce règne ne s’accomplit pas à travers la condamnation des pécheurs, mais à travers leur pardon et leur réhabilitation. Et c’est le refus de ce règne et de ce pardon, tel que Jésus en a été l’acteur et le témoin, qui l’a conduit à être condamné et crucifié.

Dire qu’il est mort pour nos péchés signifie donc d’abord qu’il est mort par nos péchés. Comme on peut le constater dans le récit des évangiles, la prédication de Jésus suscite l’hostilité et la haine : ce règne de Dieu, tel que Jésus l’actualise en s’opposant à l’exclusion des pécheurs et à l’humiliation des pauvres, est un objet de scandale et Jésus lui-même est accusé de blasphème. Or ce qui est significatif c’est d’une part que Jésus ne cherche pas à fuir et à se mettre à l’abri lorsque la situation devient dangereuse pour lui : il demeure fidèle, et fidèle jusqu’au bout, à la mission que Dieu lui a confiée. Et c’est d’autre part qu’il ne prend pas les armes pour se défendre, qu’il ne fomente pas une révolte. Autrement dit, il met lui-même en pratique la parole qu’il a enseignée : « Je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre » (Mt 6, 39).

On peut dès lors comprendre en quel sens Jésus est mort pour nos péchés. Car le pardon révèle quelque chose de la réalité du péché, il révèle son caractère essentiellement destructeur. Pécher, ce n’est pas autre chose que faire le mal, et si l’on dit péché, c’est pour signifier que ce mal va à l’encontre de la volonté fondamentale de Dieu qui est que ses créatures vivent et qu’elles vivent en plénitude. Pardonner, par conséquent, ne peut pas ne pas être coûteux, car cela suppose de prendre sur soi le mal que l’on a subi, le mal que l’autre nous a fait, et de ne pas le rendre. Et ce faisant, en refusant d’identifier l’auteur du mal au mal qu’il a fait, le pardon peut le libérer de ce mal, et par là même lui donner concrètement une possibilité de vie nouvelle. Pardonner ne peut pas apparaître dès lors autrement que comme une manifestation d’amour. A cet égard, il faut souligner que les deux plus grands théologiens du Nouveau Testament, Paul et Jean, interprètent tous deux la mort de Jésus comme la révélation de son amour et de l’amour de Dieu pour nous : « Je vis dans la foi au fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2, 20) ; « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13).

Si le péché est essentiellement une manifestation de l’absence d’amour, on peut concevoir que cette révélation de l’amour de Dieu dans la figure de Jésus mourant pour nous, constitue l’initiative par laquelle Dieu intervient au cœur de nos vies et nous délivre effectivement de notre péché, c’est-à-dire de la violence qui, en nous, découle du ressentiment contre notre condition de créatures et de la méfiance à l’égard de Dieu.