De quoi Dieu est-il le nom ?

L’expérience la plus élémentaire que nous pouvons avoir du mot Dieu, nous la faisons spontanément quand nous vient à la bouche le cri « mon Dieu », pour exprimer parfois notre angoisse ou notre détresse, parfois notre joie ou notre admiration. Ainsi le lieu où d’abord le mot Dieu a sens est la prière, ce qui signifie que nous ne nous rapportons pas à Dieu comme à un objet de connaissance, mais comme à un vis-à-vis auquel nous adressons la parole. C’est dans une relation que nous avons affaire à Dieu, puisque prier c’est justement dire tu à Dieu.

Mais en quoi cette relation est-elle, comme on dit, existentielle, au sens où elle nous implique tout entier.ère ? Pour le comprendre, il faut prendre la mesure de la différence radicale entre une personne qui prie et une personne qui ne prie pas. Dans le refus de prier s’exprime le refus d’un regard autre sur sa propre vie, la volonté d’être seul.e maître.sse à bord. Prier, c’est au contraire s’exposer à la présence de ce regard autre, c’est ouvrir la porte à un tiers dans le dialogue avec nous-mêmes qui constitue justement notre intimité. Et c’est pourquoi Jésus, dans le Sermon sur la montagne (Mt 6), nous conseille, quand nous voulons prier, de nous retirer dans notre chambre, car c’est là que Dieu est présent « dans le secret ».

Or de ce regard autre émane essentiellement une interrogation portée sur notre vie. Pour en saisir la portée, une formule de Paul Tillich est particulièrement éclairante : The ultimate concern. En d’autres termes : qu’est-ce qui nous concerne ultimement, à quoi tenons-nous par dessus tout ? On saisira peut-être mieux l’enjeu de cette question en la formulant encore autrement : à quoi sommes-nous prêts de sacrifier d’autres choses qui nous tiennent à cœur ? Une telle question nous concerne au plus près : ne sommes-nous pas en train, par exemple, de sacrifier notre famille, un amour, une amitié à notre travail, à notre carrière, à notre passion pour l’argent ou pour le sexe, ou de sacrifier des communautés humaines ou des environnements naturels à notre rage de consommation… Plus précisément, la question qui nous est ainsi posée nous oblige à nous interroger sur ce qui, dans l’orientation de notre vie, nous tient lieu de Dieu. Il y a, en effet, une grande illusion à parler, comme beaucoup le font, de la sécularisation de nos sociétés, comme si l’être humain pouvait vivre sans dieu ou sans religion, c’est-à-dire sans conférer une valeur absolue, ultime, à telle ou telle grandeur. Si nous ne croyons plus en Dieu, c’est pour faire place aux idoles.

En effet, la Bible parle justement, pour désigner ce travers humain, d’idolâtrie. La question qui constitue en effet l’enjeu de toute la Bible n’est pas de savoir si Dieu existe ou non, mais quel est le Dieu auquel nous accordons notre foi. Car si ce n’est pas le vrai Dieu, ce sera une idole. Il faut bien voir que cette polémique contre les idoles ne vient pas de ce qu’elles seraient fausses, mais de ce qu’elles sont destructrices, sources de division et de violence. Pensons, par exemple, aux passions que peut susciter un match sportif, à l’esprit de domination qui accompagne la concurrence commerciale ou la rivalité des religions ou des nations, et à celles et ceux qui en sont les victimes… Ce à quoi il faut surtout être attentif.ve, c’est que les idoles nous asservissent. La caractéristique du vrai Dieu, et de cela toute la Bible témoigne, c’est qu’il nous appelle à la liberté. Mais pour dire la liberté, il faut deux mots : liberté et amour : on ne peut aimer que librement, et la manière la plus vraie d’être libre, c’est d’aimer.

Au cœur du message de Jésus, il y a l’annonce, comme on dit, du royaume de Dieu. Mais à s’en tenir à cette formule, on risque de manquer l’essentiel, qui a consisté pour Jésus, et ce fut l’enjeu de toute son activité et de tout son enseignement, à montrer comment Dieu règne, ce qui se passe quand il règne. Car ce règne n’institue justement pas une relation de domination, et son style se déclare dans le double commandement d’amour. Mesure-t-on ce que cela veut dire, que Dieu veuille être aimé, et non pas d’abord obéi ? Pour introduire à son ministère, Jésus se réfère au prophète Esaïe : «Il m’a envoyé annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, aux captifs la libération» (Luc 4). Que veut donc dire aimer Dieu, si ce n’est acclamer son règne, adopter la logique qui le caractérise et entrer dans sa dynamique et, ce faisant, passer de la servitude à la liberté, c’est-à-dire de la servitude au service ? Car ce n’est qu’en recevant son interrogation au cœur même de notre vie que nous avons part à sa promesse.