Aimer, ça se commande pas !

Voilà ce qu’on peut penser quand on lit ou entend ce commandement « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » (« de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta force » (trad. Segond 2002)), pris du Livre du Deutéronome (6, 5) et célèbre parce qu’il est contenu dans une portion de texte que l’histoire religieuse israélite a établi comme un condensé de la foi juive et que Jésus dans les Evangiles l’a repris au moment de vouloir lui-même résumer l’essentiel de la Loi de ses pères.

N’a-t-on pas fait – certes pas de tout temps – de l’amour le sentiment par excellence de la liberté ? La liberté du goût, du choix, l’expression même d’une sensibilité et d’une singularité? Peut-on faire du sentiment d’aimer, tant chanté, tant vanté dans mille œuvres de chaque culture ayant vu le jour sous le soleil, peut-on faire de ce sentiment une obligation, un lieu tout au contraire du devoir et de l’obéissance? La Bible au moins le fait, en tous cas à cet endroit, et parce qu’elle est, nous le croyons ici, partenaire de notre pensée et porteuse de bouleversantes découvertes, il vaut la peine d’essayer de comprendre sa curieuse façon de «paradoxer».

Ainsi donc aimer pourrait se commander. Aimer pourrait s’ordonner… Si l’on réfléchit un peu à cela, on est amené à se demander dans quelles circonstances un ordre est habituellement donné. Une réponse pourrait être donnée en ces termes : un ordre est donné quand justement il en va de préserver un certain… ordre, une certaine idée de la justice, une représentation des rapports entre les êtres, entre les êtres et les choses ou ici dans un contexte religieux entre les êtres et Dieu. Pour s’en rendre compte, nul besoin de chercher longtemps : dans des circonstances critiques (comme la période que l’on a vécue sous la menace d’une infection pandémique, et que l’on vit encore), la force qu’ont pu avoir certains ordres de prévention sociale et sanitaire et les importants changements que ces prescriptions ont provoqué ont été évidents comme rarement.

Si donc il s’agit dans ce « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » de ce que communément nous nommons un commandement et que l’Écriture à cet endroit décrit en effet comme tel, nous devrions aussi (et toujours) nous intéresser au contexte dans lequel il apparaît. Car si le mot s’y trouve, arrêtons-nous sur ce qu’il nous dit de la chose : car un signifiant n’a pas toujours – nous le savons bien – le même signifié et les textes bibliques sont experts pour déplacer les compréhensions communes.

Dans notre passage, les prescriptions reçues par le peuple dessinent le portrait d’un Dieu à forte connotation parentale. C’est à l’image d’un père que Dieu s’y présente et par ailleurs la figure paternelle et les questions de filiation en général y sont massivement représentées. « Commander » donc, ici, de la part de Dieu, c’est agir tel un père avec ses enfants et si, sans hésitation, nous prenons aussi le parti de considérer un rapport plus largement parental ou originaire de Dieu envers ceux et celles à qui Il s’adresse (intégrant ainsi tout ce que nous pourrions appeler un peu rapidement le maternel), nous obtenons alors un autre regard sur toute l’affaire. Assez loin du commandement que l’on pourrait rapprocher du répertoire militaire, lointain, uniforme et « froid », nous devrions ici envisager autre chose : plutôt la volonté exprimée d’un parent à l’égard de ses enfants, qui ne peut pas vouloir autre chose qu’ils vivent et qu’ils vivent heureux. Un commandement à l’aimer adressé à ceux et celles que Lui, Dieu, le premier aime : afin que de cet amour ordonné s’ordonne le monde d’une façon juste et belle et où, par ce que l’événement chrétien y ajoutera comme son inséparable double – l’amour du prochain comme de soi-même – nous soyons révélés à nous-mêmes comme participants d’un immense projet dont l’amour est l’origine et la fin.

Pour aller plus loin : La Gloire de Dieu, c’est l’homme vivant, d’Irénée de Lyon (Ed Cerf, Coll. Trésors du christianisme)