Le Verbe au-delà du mal

Très souvent, le spectacle du monde nous entraîne au découragement : pourquoi tant de maux sur la terre, tant de catastrophes, tant de violences commises par des humains sur d’autres humains ? Quelle justice dans toutes ces souffrances injustifiables, quel sens pourrait avoir notre monde dans cet océan de non-sens ?

Cette question du mal inexplicable, face au Dieu d’amour qui s’est incarné en Jésus-Christ, n’a cessé et ne cesse d’interroger la théologie chrétienne. Karl Barth parle dans sa Dogmatique, à propos du mal, d’une « théologie brisée ». C’est une théologie qui voit le mal comme une réalité inconciliable avec la bonté de Dieu. Il faut donc penser un néant de déficience et de destruction hostile à Dieu. Et le néant, c’est ce que le Christ a vaincu en s’anéantissant lui-même sur la Croix. En ce sens, nous connaissons donc le néant par le Christ, et si nous croyons qu’en Christ, Dieu a vaincu le mal, nous devons croire aussi que le mal ne peut plus nous anéantir. Le fait de croire en la résurrection, comme le souligne Paul, est donc la condition sine qua non de la foi chrétienne.

La question qui se pose alors à chacun de nous est de savoir sir nous sommes capables d’une telle foi, assez puissante pour s’opposer à l’anéantissement par le mal. Et cela, nous ne pouvons le constater qu’en étant confrontés au mal lui-même. C’est l’histoire de Job. Et c’est la critique de Barth que nous livre Paul Ricœur, tout en acceptant le point de départ de la théologie brisée : le néant existe avec le mal, et le fait de le penser comme extrême opposé de la bonté de Dieu, et donc comme « existant » par ce fait même, ne résout pas l’aporie de l’existence du mal. Le mal existe, il existait même avant la Création (l’arbre de la connaissance du bien et du mal), il semble inhérent à la condition humaine.

Pour Ricœur, et je le suis entièrement sur cette ligne, le mal est avant tout un défi, et en tant que défi, il nous provoque à penser « autrement » ou « plus ». Et il nous oblige surtout, en nous heurtant à l’inconcevable, à l’inacceptable, à agir. La pensée et l’action, ensemble, sont les deux piliers de la philosophie ricœurienne : « À la question ”pourquoi le mal ?”, la réponse – non la solution – de l’action, c’est ”que faire contre le mal ?” »1 Si cette réponse reste insuffisante, elle témoigne cependant du fait qu’en tant qu’humains, nous sommes aussi des participants de l’humanité de Dieu, c’est-à-dire de l’amour que nous pouvons donner, de l’aide que nous pouvons apporter quand le mal atteint notre prochain.

Je me souviens, lors d’une intervention d’aide en milieu hospitalier, avoir rencontré un homme souffrant d’une leucémie en phase terminale. Je me demandais en vain comment trouver des paroles d’apaisement. Il m’a alors parlé de son fils décédé dans un accident de moto. Sans plus réfléchir, je lui ai parlé de mon fils, décédé lui aussi quelques années auparavant. Ces morts n’ont pas de sens : rien ne peut expliquer ou justifier que des enfants meurent avant leurs parents. Mais ce jour-là, en parlant de notre deuil, en évoquant avec des photos – lui avec sa tablette, moi avec mon téléphone – la vie de nos fils, quelque chose est advenu contre le mal : la Vie a vaincu le mal dans cette chambre d’hôpital.

Paul Ricœur remarque, à la fin de son livre, que Job en est arrivé à aimer Dieu pour rien, faisant ainsi perdre à Satan (le mal) son pari initial. Job est sorti du cycle de la rétribution, celui qui toujours veut justifier le mal comme ayant une cause dans la justice de Dieu, comme châtiment. Et nous faisons tous par moments, comme Job, ces « expériences solitaires de sagesse de la lutte contre le mal qui peuvent rassembler tous les hommes de bonne volonté » Et Ricœur ajoute : « Par rapport à cette lutte, ces expériences sont comme, les actions de résistance non-violente, des anticipations en forme de paraboles d’une condition humaine où, la violence étant supprimée, l’énigme de la vraie souffrance, de l’irréductible souffrance serait mise à nu2 ». Confrontés au mal, nous imaginons des réponses, nous ne pouvons en rester au non-sens, car l’humain est un créateur de sens. En fin de compte, la mort étant le mal suprême, c’est notre foi en Jésus-Christ qui nous permet le plus souvent, comme le suggérait Karl Barth, de surmonter le mal, de ne pas en être détruits. Et cette foi nous donne aussi l’espérance que le mal n’aura pas le dernier mot. Il me semble, à cet égard, qu’il y a une grande différence entre la souffrance (humaine) causée par le mal, et le mal lui-même. La théologie, si l’on écarte la théodicée présentant une justice divine comme explication, n’a pas de réponse systématique en tant que spéculation sur le mal. Mais une théologie de la parole, alliée d’une philosophie de la volonté comme celle de Ricœur, nous invite à penser la puissance du Verbe au-delà du mal, une puissance qui continue à parler même quand les mots semblent insuffisants. La Parole contre le mal a si souvent été la seule « arme » du Christ ! Tout l’Évangile nous invite à le suivre avec nos propres paroles.