L’Eglise et le monde ont-ils à voir ensemble ?

Longue et difficile histoire que celle des rapports entre cette institution que nous désignons sous le nom d’Eglise – qui est aussi beaucoup plus, et aussi autre chose qu’une institution – et la société civile, ce que nous nommons Etat ou Cité, ce que la Bible dans l’Evangile de Jean nomme « monde », bien qu’ici l’usage du terme demanderait à être précisé.

Dans son origine grecque d’ailleurs tirée du langage politique, sous le nom d’ekklèsia, l’église désigne une assemblée réunie régulièrement, composée de ceux et celles qui ont été littéralement « appelés hors » de la communauté sociale pour y prendre part. Cette tendance originaire, que l’on pourrait désigner d’extraction, connaîtra une longue postérité dans l’histoire chrétienne, légitimant notamment les ecclésiologies de type sectaire, au sein desquelles les notions d’élection des croyants et de rupture avec la réalité mondaine joueront un grand rôle. Mais elle s’est trouvée de tout temps opposée à une tendance d’orientation absolument contraire, faite d’un mouvement résolu à s’inscrire dans la nature la plus concrète, la plus immédiate de la matière du monde.

Il semble que l’Église se trouve, de par son essence même, obligée de se tenir à l’exacte jonction de ces deux pressions de sens contraire. Si l’Église est le lieu où se partage une présence et où se proclame une annonce, qui sont toutes deux reliées à une action entièrement dépendante de Dieu, alors il y a nécessité de laisser toujours demeurer dans ce que nous comprenons de l’Église une « étrangeté », une « extraneité » irréductible qui rejaillit sur ceux et celles qui s’en disent membres. Mais résistant au risque de se retirer alors dans les seules sphères célestes, la voilà rappelée à l’ordre des choses : si elle connaît quelque chose de Dieu, c’est par la révélation d’un « Royaume » ou d’un « Règne », dont Jésus-Christ s’est fait le messager et le modèle, qui s’immisce dans les fibres du monde que nous habitons.

C’est peut-être dans les fameuses paroles du chapitre 17 de l’Evangile de Jean, où le problème de la double relation des disciples au monde et au Père que prie Jésus est répété comme en spirale, que cette tension que nous cherchons à comprendre est exprimée dans sa plus grande force. Elles décrivent les destinataires de cet Evangile, placés en premier lieu dans la prière de Jésus au Père, comme à la fois situés « dans le monde » et « hors du monde ». Sans entrer ici dans les grandes complexités de la compréhension du monde chez Jean, cette tension se montre comme insurmontable et indispensable à la vérité du témoignage. D’un côté, être au cœur du monde, vibrer à ses moindres palpitations, assumer d’une certaine façon tout ce qu’il est. De l’autre, s’en tenir le plus éloigné possible, c’est-à-dire libéré de son poids et de son joug. Jacques Ellul emploie, pour décrire la place et la légitimité de l’Église dans le monde, la dynamique d’un « dégagement » préalable à tout « engagement » dans les affaires de la Cité, une manière d’éprouver et d’attester une appartenance première à Dieu en Jésus-Christ pour, ensuite, « s’enfouir » sans se perdre dans les problèmes qui peuplent le monde, dans le problème qu’est le monde en lui-même. Revenant à la prière sacerdotale de Jésus dans l’Evangile de Jean, peut-être que c’est à cet endroit, insérés dans le monde comme le sont les mots ou les soupirs d’une prière, qui visent le centre de toute réalité et sont pourtant comme entièrement libres de cette réalité, que notre juste place est à trouver, portés par un Autre et porteurs en son nom de tout et de tous.

Référence : Jacques Ellul, Éthique de la liberté (1975), Genève, Labor et Fides, 2019.